Baudelaire, Les Fleurs du Mal

Le programme de première nous invite à étudier Les Fleurs du Mal en suivant le parcours suivant : « alchimie poétique : la boue et l’or ». 

 

 

 

Deux références peuvent éclairer cet intitulé.
D’abord, un projet d’épilogue pour la deuxième édition des Fleurs du Mal :

Ô vous ! soyez témoins que j’ai fait mon devoir
Comme un parfait chimiste et comme une âme sainte.
Car j’ai de chaque chose extrait la quintessence,
Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or. (texte intégral en Annexe 1) 

Par ailleurs, le sonnet « Alchimie de la douleur » :

Tu me rends l’égal de Midas,
Le plus triste des alchimistes ;
Par toi je change l’or en fer
Et le paradis en enfer. (texte intégral en Annexe 2)

Charles Baudelaire
Charles Baudelaire (1821-1867)

Or, si l’on retrouve bien « l’or » et la « la boue » (ou du moins « le fer ») dans ces deux textes, ainsi que le thème de « l’alchimiste » (ou du « chimiste »), ils semblent dire exactement le contraire. Dans le projet d’épilogue, la poésie présente cette vertu alchimique de transfigurer la « boue » en « or », la laideur en beauté, et peut-être même le mal en chose « sainte » : débarrassé de ses scories, le réel livre son essence pure, heureuse, précieuse. Mais dans « Alchimie de la douleur », le poète apparaît plutôt comme un « Midas » inversé : la science, le bonheur, la beauté, la moralité promises retournent à la boue, et le « paradis » espéré devient « enfer ».

Comment expliquer cette contradiction ? Le procès des Fleurs du Mal a sans doute contraint Baudelaire à présenter sa poésie sous un aspect moins sinistre. On peut envisager une lecture tactique de cet épilogue : il présente une moralité qui fut refusée au poète tout au long du procès. Des éléments biographiques pourraient également nous éclairer : peut-être le sonnet a-t-il été composé en des temps de grande détresse. Surtout, « Alchimie de la douleur » n’est qu’un poème du recueil, situé à la toute fin de la section, « Spleen et Idéal », quand les rêves d’élévation et d’exotisme font place au long cortège d’angoisses, de névroses et d’ennuis. Peut-être ce poème, pessimiste, morbide, appartient-il précisément à la « boue » qui sera, in fine, transformée, transsubstantiée en « or ». L’épilogue révélerait le processus alchimique du recueil.

Robert_Dunkarton_reine_nuit
Robert Dunkarton, La Reine de la nuit (1800)

Faut-il lever cette contradiction ? Trois lectures de l’intitulé sont envisageables, et pourraient guider l’étude du recueil.

1. La « boue » devient « or » : Baudelaire dispose de la pierre philosophale. Des poèmes sont certes prosaïques, désespérants mais, dans le creuset du recueil, ils sont transfigurés.

2. L’« or » devient « boue ». Baudelaire est le grand gâcheur : il dilapide son temps aussi bien que ses dons poétiques. Par ses sarcasmes et ses obsessions, sa poésie profane et corrompt tout ce qu’elle touche.

3. Le recueil est disparate, l’intitulé ne se prête pas à une lecture dynamique. « L’or » côtoie la « boue » comme « le Spleen » « l’idéal ». Des poèmes sont heureux, d’autres terribles, certains moraux, d’autres misérables.

Papillons Redon Oeuvres Baudelaire
Odilon Redon, Papillons (1910)

Le professeur, en s’aidant du manuel l‘esprit et la lettre, pourrait proposer une séquence qui montrerait toute l’ambivalence de l’intitulé au programme, « la boue et l’or ».

Séance 1 (1 heure)

Lors d’une première séance, on distribuerait aux élèves les deux poèmes que nous venons d’évoquer (Annexes 1 et 2) ; on leur demanderait de les reformuler puis de les comparer. Ils découvriraient alors la promesse alchimique de la poésie, mais aussi la crainte que cette magie n’opère à rebours. La problématique de la séquence serait alors trouvée : la poésie de Baudelaire propose-t-elle une transformation positive de la réalité ? Est-elle transfiguration ou, au contraire, corruption ?

Cette problématique guiderait les élèves dans leur lecture du recueil (et pourrait faire l’objet d’un devoir à la maison) : quels poèmes relèvent de la « boue », lesquels de « l’or » ? Lesquels montrent une transformation heureuse ? Lesquels relèvent, au contraire de l’altération ou de la dégradation ?

Séance 2 (2 heures)

On consacrerait une autre séance à la lecture analytique du « Soleil » (texte p.44). Le soleil doré accomplit les promesses du prologue. Double du « poëte », il « ennoblit le sort des choses les plus viles », il lave toutes les boues, aussi bien les maladies physiques (« chloroses ») que morales (« soucis).

Séance 3 (1 heure)

Lors de cette séance on comparerait le poème avec le tableau de Turner, Hôtel de ville de Paris (p. 44). La poésie aussi bien que la poésie illuminent et métamorphosent les êtres et les lieux.

Turner Hôtel de ville de Paris Œuvres Baudelaire
William Turner, Hôtel de ville de Paris (1833)

Séance 4 (2 heures)

L’étude des « Métamorphoses du vampire » (p. 46), au contraire, montre l’échec de la poésie à transfigurer le réel. Une superbe femme à la « bouche de fraise » devient une horrible « outre aux flancs gluants » et ne présente plus que des « débris de squelettes ». On analyserait de même « Spleen » (p. 43) : les « affreux hurlements » succèdent aux « longs ennuis », l’Angoisse triomphe, et le poète échoue à transformer la boue en or. L’analyse du tableau de Munch, Le Vampire, compléterait cette étude. (p. 46) 

Le vampire Munch
Edvard Munch, Le Vampire (1893-1894)

Séance 5 (1 heure)

L’article de Gustave Bourdin, « Ceci et cela » (p.47), permet d’étudier la dimension morale des Fleurs du Mal, et de comprendre le scandale causé par le recueil. Selon ce critique, la boue reste laide et gluante, et les « putridités » évoquées par le poète sont « incurables ». Les élèves seraient amenés à chercher dans le recueil des poèmes pour illustrer ou, au contraire, réfuter l’article.

Séance 6 (2 heures)

Pour réutiliser les acquis des séances précédentes et préparer l’épreuve de la dissertation, on proposerait aux élèves le sujet suivant :

« La poésie a-t-elle pour fonction d’embellir la réalité ? » Pour répondre à cette question, vous évoquerez votre lecture des Fleurs du Mal ainsi que le parcours associé.

En groupe, on l’analyserait et chercherait un plan, des arguments et des exemples. Le manuel propose un corrigé de ce sujet (Méthode Bac, p. 570).

On solliciterait avec profit d’autres textes théoriques de Baudelaire pour répondre à cette question, notamment les Notes nouvelles sur Edgar Poe (Annexe 3), ou le projet de préface pour la seconde édition des Fleurs du Mal (Annexe 4).

Séance 7 (2 heures)

Une troisième lecture analytique, pour les séries générales, conclurait la séquence. Le poème « Correspondances » (p. 42) présente à la fois « l’or » et la « boue », « les parfums frais », et les parfums « corrompus, riches et triomphants », la « clarté » et la « ténébreuse » réalité. Il nous invite à accepter cette réalité repoussante et enivrante, belle parce que multiple. Seul cet alliage de corruption et de lumière permet de déchiffrer les « symboles » et les « confuses paroles ».

Écoutez le texte lu par le comédien

 

Séance 8 (2 heures)

En guise d’évaluation, les élèves auraient le choix entre deux sujets :

  1. Commenter le poème « Le Crépuscule du matin », pour les séries générales (p. 45) ou « L’Albatros », pour les séries technologiques (p. 119).
  2. Répondre au sujet de dissertation suivant :
    « Une poésie évoquant la laideur et la violence du monde est-elle amorale ? » Pour répondre à cette question, vous évoquerez votre lecture des Fleurs du Mal ainsi que le parcours associé.

 

Fabrice Sanchez
Auteur de l’esprit et la lettre
Enseignant en lycée (94)

A lire aussi : Quelles lectures choisir pour accompagner les œuvres intégrales ? 

 

Annexes
Annexe 1 : Charles Baudelaire, « Alchimie de la douleur », « Spleen et Idéal », Les Fleurs du Mal, 1857.
 LXXXI – ALCHIMIE DE LA DOULEUR

L’un t’éclaire avec son ardeur,
L’autre en toi met son deuil, Nature !
Ce qui dit à l’un : Sépulture !
Dit à l’autre : Vie et splendeur !

Hermès inconnu qui m’assistes
Et qui toujours m’intimidas,
Tu me rends l’égal de Midas,
Le plus triste des alchimistes ;

Par toi je change l’or en fer
Et le paradis en enfer ;
Dans le suaire des nuages

Je découvre un cadavre cher,
Et sur les célestes rivages
Je bâtis de grands sarcophages.

Annexe 2. Charles Baudelaire, Ébauche d’un épilogue pour la deuxième édition des Fleurs du Mal, 1861

Tranquille comme un sage et doux comme un maudit

J’ai dit :

Je t’aime, ô ma très belle, ô ma charmante…
Que de fois…
Tes débauches sans soif et tes amours sans âme,
  Ton goût de l’infini
Qui partout, dans le mal lui-même, se proclame…
Tes bombes, tes poignards, tes victoires, tes fêtes,
Tes faubourgs mélancoliques,
Tes hôtels garnis,
Tes jardins pleins de soupirs et d’intrigues,
Tes temples vomissant la prière en musique,
Tes désespoirs d’enfant, tes jeux de vieille folle,
Tes découragements

Et tes jeux d’artifice, éruptions de joie,
Qui font rire le Ciel, muet et ténébreux.

Ton vice vénérable étalé dans la soie,
Et ta vertu risible, au regard malheureux,
Douce, s’extasiant au luxe qu’il déploie.

Tes principes sauvés et tes lois conspuées,
Tes monuments hautains où s’accrochent les brumes.
Tes dômes de métal qu’enflamme le soleil,
Tes reines de théâtre aux voix enchanteresses,
Tes tocsins, tes canons, orchestre assourdissant,
Tes magiques pavés dressés en forteresses,
Tes petits orateurs, aux enflures baroques,
Prêchant l’amour, et puis tes égouts pleins de sang,
S’engouffrant dans l’Enfer comme des Orénoques,
Tes anges, tes bouffons neufs aux vieilles défroques
Anges revêtus d’or, de pourpre et d’hyacinthe,
Ô vous, soyez témoins que j’ai fait mon devoir
Comme un parfait chimiste et comme une âme sainte.
Car j’ai de chaque chose extrait la quintessence,
Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or.

Annexe 3. Charles Baudelaire, Notes nouvelles sur Edgar Poe, 1857
Je ne veux pas dire que la poésie n’ennoblisse pas les mœurs, — qu’on me comprenne bien, — que son résultat final ne soit pas d’élever l’homme au-dessus du niveau des intérêts vulgaires ; ce serait évidemment une absurdité. Je dis que, si le poète a poursuivi un but moral, il a diminué sa force poétique ; et il n’est pas imprudent de parier que son œuvre sera mauvaise. La poésie ne peut pas, sous peine de mort ou de défaillance, s’assimiler à la science ou à la morale ; elle n’a pas la Vérité pour objet, elle n’a qu’elle-même.

Annexe 4. Projet de préface pour la seconde édition des Fleurs du Mal, 1861
Des poètes illustres s’étaient partagé depuis longtemps les provinces les plus fleuries du domaine poétique. Il m’a paru plaisant, et d’autant plus agréable que la tâche était plus difficile, d’extraire la beauté du Mal.

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